Ten Fingerz : 30 ans de platines, entre rave, résilience et reconversion

Peux-tu nous parler de tes premières influences musicales et de ce qui t'a poussé à t'intéresser à la House et à la Techno ? As-tu des artistes ou des labels qui t'ont particulièrement inspiré au début ?
Quand j’étais ado on faisait un peu de sono avec mes copains et mon frère, on avait des platines CD et on passait les « CD 2 titres » du moment et les compils, dans les boom d’anniversaire. J’avais 12-13 ans, on mettait 3 spots et nos morceaux préférés et on était contents !
Je vivais à la campagne à 50km de Lyon, pas de disquaire House, pas de club Techno, pas encore internet. Mon univers musical était plus clos quand j’y repense. Mais un jour je suis tombé sur des potes qui faisaient de la sono et ils avaient les platines vinyles, ils commençaient à scratcher. Avec mon frère on s(‘est dits « on veut faire pareil » et on a économisé en bossant tout un été pour acheter des platines d’occaz et nos 1ers disques, des trucs un peu trancy à la Bonzai, y’avait quand même un Pacman sur Omnisonus dans le tas aussi ! Peu de temps après on est allés dans notre 1ere Rave, ça a été la plus grosse claque de ma vie, ça a tout changé. Ça a littéralement changé ma vie. J’ai pris la musique, l’esprit de cette fête, la culture urbaine qui allait avec en pleine poire.
Après ça j’ai viré tous mes disques trancy eurodance, à 15 ans j’étais un raver techno, le seul de mon lycée ou presque ! Je jouais beaucoup de F Comm, Primate Records, Axis et Jeff Mills, Green Velvet, DJ Sneak. Laurent Garnier et Jeff Mills étaient les DJs auxquels je voulais ressembler, j’écoutais leurs mix sur CDs ou K7 et j’essayais de refaire les tricks à la maison.
Ta carrière musicale s’est construite progressivement, après un premier parcours en tant que cadre à La Défense — un univers bien éloigné de celui des clubs et des platines. Même si cette reconversion s’explique naturellement par ta passion pour la musique, as-tu rencontré des difficultés particulières en te lançant plus tardivement dans une carrière d’artiste ?
Je fête cette année 30 ans de platines, c’est fou quand j’y pense. Comme je le disais j’ai pris la Techno d’abord - puis la House - en pleine figure, comme se prendre un train lancé à pleine vitesse. Ça m’a secoué profondément.
J’ai appris à mixer et on a commencé à jouer dans quelques raves, ensuite dans les clubs lyonnais. Je suis parti faire une année Erasmus en Ecosse en 2003 et je suis devenu résident dans un bar et un petit club de musique électronique. Je suis resté 4 ans à faire la fête, à mixer, organiser des teufs et bosser dans des cafés.
Quand je suis rentré je suis arrivé à Paris et j’ai commencé mon taff dans les media à la Défense, je ne mixais quasiment plus. Mais j’allais chez les disquaires, j’en avais besoin, j’achetais toujours des vinyles. Petit à petit je me suis remis à mixer, pour moi puis j’ai rencontré Basile de Suresnes et on a commencé à faire des events ensemble et finalement on a monté Frappé. Quand j’ai quitté mon boulot de cadre en avril 2019, j’avais tout en main pour entamer un vrai projet musical, mais c’était l’année de mes 40 ans. Bien tard ! J’avais trop envie de de me donner une chance alors je me suis dit « essayons 1 an et on verra » et il y a eu la pandémie, ce qui a été un problème pour tout le monde…Au déconfinement j’ai pu commencer à jouer dans Paris, d’abord dans des petits lieux comme le Cox notamment, où j’ai beaucoup joué à un moment et j’en remercie Vincent et l’équipe ! Ils m’ont donné bcp d’espace artistique à un moment difficile. C’était difficile au début de voir si j’étais toujours pertinent musicalement, mais j’ai pu constater que oui et puis le fait d’avoir des potes plus jeunes m’a ouvert sur de nouveaux artistes et labels que je ne connaissais pas. Je me suis aussi rendu compte que je devais bosser mes réseaux sociaux, donc je m’y suis mis sérieusement. Petit à petit tout s’est mis en place, le label a grossi, j’ai commencé à avoir plus de demandes pour jouer à Paris et en France, l’an dernier je suis rentré dans l’agence Bonne Nuit (je salue Martin mon agent !) et finalement je suis intermittent cette année.
C’est un accomplissement pour moi. J’ai douté par moment, mais je suis un monstre de travail et je sais que très peu de choses peuvent arrêter un homme capable et déterminé, je me suis accroché, bien aidé par ma copine qui me soutient beaucoup. Et me voilà à Mona ! Merci mille fois à Nick V pour la confiance, ça veut dire beaucoup pour moi cette soirée.
Tu as lancé le label Frappé en 2020 avec Basile de Suresnes, quelle était votre motivation au départ ? Comment décrirais-tu l’identité sonore du label et qu’est-ce qui le différencie des autres ?
Au départ on voulait surtout produire la musique qu’on aime, pas forcément la notre mais comme on commençait à produire on s’est dits que ce serait un canal de diffusion potentiel pour nous également. On avait un collectif depuis 2-3 ans, on avait un peu écumé tous les lieux « intermédiaires » de Paris et on aime tellement ça tous les 2 qu’on voulait changer d’échelles, faire plus de choses, en plus grand et développer notre vision de la musique, bosser avec des artistes qu’on kiff, jouer dans les clubs où on sort comme le Rex, le Djoon, la Bellevilloise etc. On a quasiment coché toutes les cases en 5 ans, on est assez contents !
On s’est toujours pensés comme un label qui produit de la musique faite pour être mixée, pour le club, pour la fête, pour les DJs. Le stream nous a toujours moins intéressé et on voit d’ailleurs maintenant de plus en plus le problème avec ce modèle économique et leurs formats d’écoutes parfois « automatisés ». Sans parler du fait que ça ne rémunère rien. Quand tu fais la démarche d’acheter un vinyle, ou un track sur Bandcamp, Beatport ou Traxsource pour le jouer, ça n’a rien à voir avec un track qui stream en fond sonore.
On essaie de produire de la musique qu’on voudrait mixer et on est chiants sur ce qu’on mixe tous les deux, donc peut être que le son vient de là, faut vraiment qu’on prenne une claque tous les 2 pour se dire « ok on va produire cet EP ». Et on a eu la chance d’avoir des artistes qu’on admire qui ont accepté de collaborer avec nous. Parfois quand je vois DJ Sneak, Art Of Tones ou Demuir au catalogue je me pince pour y croire !
Dans tes DJ sets, tu privilégies le vinyle. Comment cette approche influe-t-elle sur ta manière de jouer et sur l’ambiance que tu crées ?
Je joue vinyle chaque fois que je peux, mais il faut que ce soit dans de bonnes conditions, sinon c’est compliqué. Et aujourd’hui certains lieux n’ont pas un set up adapté, même quand les platines sont dans le booth. Donc je joue aussi sur numérique, et je pars du principe qu’une personne qui vient m’écouter, qui souvent a payé sa place, ne doit pas entendre la différence : je mets la même énergie, je joue des morceaux que j’adore, je suis connecté avec le dancefloor autant que possible, c’est la base de mon approche.
Après je viens vraiment du vinyle c’est le seul format sur lequel j’ai mixé pendant plus de 15 ans avant de passer au numérique, c’est très naturel pour moi. Je n’encode rien, donc je joue des morceaux différents, et le vinyle demande un engagement plus fort, il ne pardonne rien. J’adore ça personnellement, devoir mettre encore plus d’implication dans le set et jouer des trucs parfois difficilement trouvables, ça ajoute du sel. Et puis c’est juste la joie de partager des gros tracks parfois oubliés ! Pour Mona ce sera vinyl only c’est sûr, c’est complètement le genre de soirée pour faire pour ça, j’en ai déjà des fourmis dans les doigts. Sans doute que le public capte cette envie et cet engagement et que ça joue sur l’ambiance durant le set. J’aime jouer très vite aussi parfois, avec pas mal de technique, donc quand je peux j’essaie que ce soit vraiment une « performance », je pose des skeuds de partout, j’en sors en pagaille, je joue vite, et quand je lève la tête je constate parfois que certains me regardent en étant positivement surpris de ma proposition. Je ne sais jamais ce que je vais jouer à l’avance et dans quel ordre, le set est en construction permanente avec le public et sur vinyle ça demande encore plus de travail en amont, mais cette préparation se retrouve le soir même je crois.
Tu as commencé à produire de la musique assez tardivement, après t’être d’abord concentré sur le DJing. Il paraît même que tu avais composé un morceau “High N Rizin” en pensant à La Mona (bien avant qu’on t’invite à y jouer). As tu un process de création particulier dans la réalisation de tes morceaux ?
Je n’ai pas de processus particulier, si ce n’est que 90% du temps j’essaie de faire un track à mixer, qui fait danser en club. Je suis un producteur qui pense comme un DJ.
Pour « High n Rizin » j’avais envie de faire un morceau assez classique d’inspiration un peu « House Garage » depuis pas mal de temps et quand je suis tombé sur cette voix au style « House Diva » qui est dans le morceau, ça m’a inspiré tout de suite dans ce sens. Donc j’ai essayé de penser à l’énergie d’un dancefloor où on joue ce genre de tracks et La Mona m’est venue directement à l’esprit. Je me disais « est ce que ça ferait danser toute la Bellevilloise ce track ? » alors j’ai essayé d’y mettre les éléments et l’énergie pour ! Les accords plutôt catchy sur un son « piano old school » et la ligne de basse qui rebondissent portent cette voix et le track.
Quand Nick l’a écouté et m’a dit qu’il lui plaisait, qu’il le jouait parfois et qu’il l’a mis dans la playlist Spotify de La Mona ça m’a vraiment comblé ! Je remercie d’ailleurs aussi Black Pattern pour la confiance, ils ont eu tout de suite l’envie de faire un vinyle, mon 1er EP sur vinyle, merci à Mathis pour cette confiance !
Comment vois-tu la scène musicale actuelle, particulièrement la scène House ? Quels changements as-tu observés ces dernières années ? Il y a-t-il des défis auxquels la scène musicale underground fait face aujourd'hui, et comment penses-tu qu'on peut y répondre ?
Les DJs m’ont toujours inspiré, ce sont eux qui m’ont donné mes plus grandes émotions sur le dancefloor, eux qui m’ont donné envie, pas juste d’apprendre à mixer, mais d’essayer d’avoir une proposition technique et musicale qui aille au-delà de « j’ai des disques cools à passer ». Quand je joue je veux que les gens prennent une tarte, je travaille pour ça, je veux qu’ils y pensent en rentrant chez eux, qu’il y ait un transfert d’énergie et d’émotion. Il y a toujours eu différents types de DJs, et la technique n’est intéressante que si elle sert le propos, le dancefloor.
Mais aujourd’hui je vois beaucoup de gens qui à mon sens ne travaillent pas assez leur performance aux platines, leur sélection, leur technique, leur proposition musicale. Ils viennent avec un set parfois préparé, mettent 2 loops sur les cdjs et enchainent rapidos les trucs du moment « ce que les gens veulent entendre »…Perso je ne paie pas pour voir ça. La technologie devait permettre d’aller plus loin, pour l’essentiel elle a rendu les DJs fainéant.e.s. C’est mon constat et en tant que fan de House et Techno et je le déplore. Quand je vois des gens qui jouent régulièrement sur de gros clubs et qui ne sont pas équipés chez eux, ne bossent pas leurs sets entre les events j’ai du mal à comprendre et je pense que ça dessert le dancefloor surtout. Heureusement il y a toujours des artistes, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, qui font vraiment le taff.
Le défi aujourd’hui c’est d’arriver à se faire entendre, à défendre une esthétique musicale plus poussée et ambitieuse et à regrouper les gens qui y sont réceptifs. Les réseaux c’est le jeu de celui qui crie le plus fort, pas de celui qui chante le mieux et malheureusement je n’ai pas de réponse à ce problème. Juste continuer de défendre la bonne musique et à tenir un discours cohérent sur la musique et la culture, pour le transmettre à ceux qui arrivent aujourd’hui dans les clubs. On est passés d’une scène pointue, avec un public connaisseur, à une forme de « tourisme nocturne » aux platines et sur le dancefloor. Des gens qui ne savent pas pourquoi ils sont là et ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent exprimer d’ailleurs.
Laissons les touristes se regrouper, au train où ça va ils joueront bientôt « Darla-dirla-dada » les mains en l’air, filmé en 4k pour tiktok en pensant que c’est de la house…Pour chaque nouvelle génération il y a des esprits curieux, qui veulent sortir des codes dominants, certains se tournent vers nous, espérons que d’autres viendront.
Tu peux nous donner un petit aperçu de ton bac à disques pour la Mona le 17 mai ? 3 Tracks pour nous donner l’ambiance de ton set ?
En 3 tracks c’est pas simple ! ça va dépendre des gens, mais comme ça j’ai ce genre de trucs en tête, pour jouer après Lakuti en commençant après 3h ça me semble être une bonne base :
Demuir un des mecs que je joue le plus, ce track sorti sur le label pourrait bien lancer le set pour ouvrir en house
J’aurai plusieurs Green Velvet / Cajmere dans mon sac, mais celui-ci est monumental :
Ce remix très jackin de Joey Beltram par Paul Jonhson, boucy et relentless, tout ce que j’aime quand je joue Funky Techno