Jihene Ba, une vie dédiée à la danse, à la création et à la transmission

Danse

Danseuse, réalisatrice, organisatrice d'événements, enseignante et activiste Jihene Ba évolue dans la danse et les arts créatifs depuis de nombreuses années. En amont de sa House Dance Class à La Mona le 14 décembre, elle nous parle de son parcours et de son implication pour mettre en lumière le travail des femmes dans les domaines de la créativité et de la culture. Avec un parcours pluridisciplinaire qui la mène dans de multiples directions, Jihene souligne la transmission comme un pilier essentiel, lui permettant de rester enracinée dans ses valeurs tout en s’élevant et en enrichissant sa pratique.

Tu es danseuse depuis près de 20 ans, comment es tu arrivée à la danse et plus particulièrement à la House ?


À vrai dire, j’ai commencé la danse à l’âge de 5 ans, avec le classique et le modern jazz, avec une vraie envie de ne faire que ça, tous les jours… C’était une obsession et un moyen de me canaliser, de m’évader. J’ai grandi avec la télévision (Fame, les clips musicaux, comédies musicales) et je dansais beaucoup chez moi, à l’école, en famille en Algérie, en reproduisant les chorégraphies et mouvements que je pouvais attraper.


Il y avait beaucoup de musique à la maison. Mon père avait des platines, des vinyles et écoutait beaucoup de soul, de funk, et de disco. Je passais beaucoup de temps à écouter ses cassettes, ses vinyles puis ses CD, et je me perdais dans les détails des pochettes, tous les visuels qui pouvaient accompagner la musique et qui me permettait de me projeter dans des univers.

Puis je tombe dans le hip-hop, d’abord avec la musique. Là, je danse le street jazz entre Paula Abdul, Michael et Janet Jackson d’un côté, et Run DMC, Salt-N-Pepa, LL Cool J, MC Lyte, Queen Latifah, 2Pac, Biggie de l'autre.


En 1999, une amie au lycée m’a fait découvrir Radio FG, la Techno Parade, pour un jour m'emmener, en 2000, au Batofar. C’est là que j’ai rencontré Zoer, qui a été un guide initiatique dans les clubs parisiens… Le début d’une passion qui anime mon cœur fort ! Il m’a appris mes premiers pas, ma première scène en house dance à l’Élysée Montmartre, m'a emmené au Rex, à La Coupole. Il a fait cela avec une vraie attention de partage, je lui suis d'ailleurs très reconnaissante pour ça.

J’ai ensuite rencontré Didier Firmin, en 2005, avec qui je me suis formée quelques mois à la formation de Thony Maskott, puis en cours open, suivi de Rabah Mahfoufi, aussi en cours open. Je suis allée à New York pour la première fois en 2007, où j’ai rencontré Marjory Smarth, qui m’a prise sous son aile et m’a fait découvrir la scène new-yorkaise ainsi que sa famille : Jeff, Sekou Heru, Brian Green, Buddha Stretch, Caleaf Sellers, Mawu, Afro Mosaic Soul…

De gauche à droite : Daneshiro, Jihene Ba, Didier Firmin, Joe Claussel, Rickysoul, Rabah Mahfoufi. Weather Fetival, Institut du Monde Arabe, 2014
UDP (de gauche à droite : Matyouz, Sabrina, Sandrine, Marjory Smarth, Jeff, Jihene, Naima), New York, 2009

Tu t’es fait connaître au travers de battles de danse et en dansant en club, puis tu as enseigné. Ensuite tu as fondé de multiples projets toujours en lien avec la danse et la créativité (Underground Dance Providers, Ladies At Work, Blackjack, Bastet …). Ta passion se ressent fortement, d’où vient cette énergie insatiable ?

Alors j’ai d’abord enseigné, via mon association que j’ai créée en 2003 UDP, avec laquelle j’ai très vite été entourée des jeunes de ma ville (Vitry-sur-Seine) et ses alentours, avec parmi eux Matyouz, Sandrine, Slevin, Samantha et d’autres. Mon enseignement était à ce moment là un point de départ pour les chorégraphier, les initier à la vie associative et collective, donner du sens à la pratique de la danse, pour ensuite leur permettre de s’exprimer par eux mêmes.

À partir de ma vingtaine, et ce jusqu’à aujourd’hui, j’ai d’abord évolué dans environnement local, avec un gros investissement associatif, social et humanitaire, où la transmission, la chorégraphie, la vie de groupe ont été un des piliers très vite.

Le monde des battles est venu bien plus tard. J’ai découvert la Place Carrée autour des années 2000, puis le Juste Debout à Coubertin en 2005 et y fais mon 1er battle en 2007.

Donc j’avais déjà un ancrage de part mon association, ma miff de la danse et ce rapport à la transmission et la scène et je pense que c’est vraiment cette dimension de partage qui m’a nourri jusqu'à aujourd'hui.

Le battle est venu plus comme un moyen de me tester par rapport à mon apprentissage, rencontrer des gens. Mais à côté de ça, j’avais aussi mes études, un job pour les payer et c’est la danse qui m’a aidé à tout tenir en même temps.

Ce que l’on fait avec la Cie UDP et les membres depuis 2003, à travers les groupes (BlackJack, Ladies At Work, Bld St Jack) et évènements (Black Jack Dance Contest, Bastet Festival) on a toujours eu une volonté de rassembler autour de la musique, la culture clubbing et ses valeurs, ses héritages afro diasporiques dans lesquels on se retrouve, de part nos histoires/points communs en tant qu’enfants de parents issus de la colonisation et de l'esclavage.

UDP, 2016


D’ailleurs Big up à Rickysoul, qui a rejoint UDP en 2012, et qui a énormément apporté de par son expérience unique en tant que chorégraphe, à l’initiative de BlackJack et Bld St Jack, ainsi que tous les membres de la Cie UDP : Matyouz, Clara Bajado, Odd Sweet, Djena, Max Loove, Leila Mirreti, Julie Rs, Slevin, Sandrine, Rickysoul et tous les anciens.

Avec du recul, je me suis toujours dit que danser était comme une sorte de cadeau, et que les raisons, les contextes, étaient importants, tout comme le fait de faire circuler cette énergie et cultures par la transmission. On reçoit et on donne en retour quelque chose qui nous dépasse. C’était là avant nous et là sera là après nous. Il ne restera que l’amour qu’on y a mis et donné aux gens.

Blackjack, 2016 (de gauche à droite : Matyouz, Jihene Ba, Rickysoul, Clara Bajado, Odd Sweet)

Tu as toujours souhaité mettre en avant les talents féminins dans toute leur pluralité, disciplinaire et ethnique, d’abord avec Ladies At Work en 2012 puis au travers du festival Bastet que tu as créé en 2019. Avec le temps as-tu constaté une évolution dans la position des femmes et la visibilisation de leur travail dans le secteur de la culture ? Selon toi quelles améliorations seraient nécessaires encore ?

Il y a eu des améliorations, beaucoup de femmes ont apporté leurs pierres à l’édifice parfois avec des sacrifices, des batailles sur le terrain, pour tenter de faire comprendre le systémisme qu’il peut y avoir dans le milieu artistique en miroir du monde extérieur. 
Je pense que les femmes trouvent de plus en plus de moyens de se visibiliser, de s’imposer, mais selon moi, c’est le facteur temps qui fait la différence. Combien faut-il de temps pour arriver au même résultat qu'un collègue masculin ? À partir de quels prismes les standards sont-ils conçus ?

Le Bastet Festival, me permet d’être en dialogue avec beaucoup d’artistes quelque soit les disciplines et je me rends compte que souvent les problèmes rencontrés sont les mêmes et c’est pourquoi pour mieux les comprendre, il me semble crucial de les appréhender avec une analyse intersectionnelle (cf les travaux de Kimberlé Crenshaw).

Selon moi, il faut prendre le temps d’écouter les communautés concernées par les stigmatisations/ségrégations, comprendre et agir à son échelle. Il n’y a que comme ça que les changements s’opèrent: l’écoute, la compréhension, la déconstruction, l’éducation, l’action.

Ladies At Work (Carole, Jihene, Djena) 2018

Jihene Ba , Bastet Festival, La Flèche d'Or, Paris, 2021

Aujourd’hui tu as entrepris également la réalisation de films, courts métrages, clips. Cela fait te fait un deuxième univers créatif à côté de la danse. Il y a t-il un lien entre ces deux univers ?

Selon moi, ces deux univers sont liés et je les combine autant dans mon travail de chorégraphe que de réalisatrice. Je conçois l’un et l’autre de la même manière, c’est juste pas le même support, mais l’outil reste le même: le corps. Qu’il soit sur scène ou devant une caméra. C’est pourquoi, je navigue entre les deux tout le temps, dans un cas la caméra sont mes yeux et dans l’autre, mes yeux sont une caméra.

Tu continues à enseigner la danse malgré tes multiples activités. Pourquoi cette transmission paraît-elle importante ?

Les steps sont un outils pour comprendre la musique, interagir avec soi et l’autre. On va taper sans le savoir dans quelque chose d’universel, qui traverse le temps et l’espace, et pour moi, il faut l’honorer, le faire vivre et le préserver d’une certaine manière, via la transmission. Car au-delà de la technique, on transmet des valeurs, du vécu, des énergies, des clés pour permettre à chacun(e) d’être SOI, danser avec le cœur quoi.

Et je me dis que si on guérit par la danse, on s’élève, individuellement et collectivement. Ça me paraît être une raison importante de continuer à transmettre, que ce soit en cours, dans les directions artistiques de mes projets.

As-tu des projets en cours de création ?

Je travaille depuis presque 2 ans sur Dance Of The Auras qui est une constellation de projets regroupant un programme et méthode à travers des ateliers pour faire le pont entre la House Dance et ma vision holistique de la House music et ses danses. C’est aussi une pièce de danse et une série.

Je vais bientôt sortir un documentaire que j’ai réalisé: “94400-Nyc” qui est l’immersion des danseurs de la Cie UDP à New York, à la rencontre de la Culture Club et ses acteurs.

Et enfin, en 2025, je vais fêter les 5 ans du Bastet Festival et Club, avec la prochaine soirée avant cette célébration qui aura lieu ce dimanche 8 décembre au Djoon puis le 18 janvier 2025 à la Flèche D’or.

Peux-tu nous donner 3 sons qui te font vibrer sur les dancefloors ? Et comme tu es réalisatrice, quels sont tes 3 films de référence ?

En son, je dirais: 

- Promised Land de Joe Smooth

- Beyond Love Louie Vega Remix - Two Soul Fusion Mix

- Air’s Force de Dj Qu

Films:

- Usual Suspects

- Do the Right Thing

- Matrix