Tiger Saint Laurent, le recit d'une passionnée de musique et de danse

Un pilier de la Mona, Tiger Saint Laurent, gère les Dance Class et Dance Contests depuis 2012. Samedi 12 avril elle donnera une Vogue Old Way dance class à La Bellevilloise, on a profité de sa venue pour lui poser quelques questions sur son parcours, ses inspirations et ses multiples projets. Découvrez le récit passionnant de cette danseuse à l’impressionnante culture musicale pour qui la découverte du Voguing et du Waacking a été une véritable révélation.
Peux-tu nous parler de ton lien avec la danse ? Était-ce une passion depuis toujours ? À quel moment as-tu su que cela occuperait une place essentielle dans ta vie ?
J’ai toujours dansé. Petite, dès que la platine vinyle était allumée, le salon devenait mon studio, quelle que soit la galette qui tournait !! Ma mère m’a inscrite très tôt dans un centre chorégraphique, où j’ai commencé le ballet, et le modern jazz un peu plus tard. En grandissant et en voyageant, j’ai compris que mon épanouissement allait se trouver loin des styles académiques. J’ai commencé la danse hip-hop dans les années 90, de façon autodidacte, puis en prenant quelques cours à Paris puisque j'habitais encore Tours, quand ça a commencé à se développer dans les studios de danse, notamment au centre Cité Véron avec Max Laure, Ange et Rodrigue, de la compagnie Boogie Saï. J’ai toujours su que je danserais, car sans la danse, je ne respire pas, mais je ne pensais pas en faire mon métier ; ce sont les opportunités et propositions qui ont changé la donne. J’ai eu plein d’autres boulots comme beaucoup d’entre nous, plusieurs blessures qui m’ont fait dire mille fois "c’est terminé", mais la vie m’a toujours ramenée à la danse. Je pense que je danserai encore sur mes cendres !
Ton parcours t’a menée du Hip Hop au Voguing, que tu as découvert en 2008 (je crois non ?). Peux-tu nous raconter cette rencontre et ce qui t’a attirée dans cette culture ?
Ah, big tournant en effet !! À l’époque, il y avait le battle Who Iz Who ? Les personnes invitées étaient d’un tel talent et background qu’il était hors de question de rater ça, ainsi que les stages organisés autour du battle. Des légendes telles que Brian Green, Miss Prissy, Greg Campbellock, Popin Pete, Benny Ninja étaient présentes. J’ai même pris un stage avec Omar Edwards en claquettes, c’était fou… C’est également à cette époque que j’ai rencontré ma soul sister Georgina, aka Leo Saint Laurent, trailblazer et Mother de la House of Saint Laurent Europe aujourd’hui.

Les Houses sont comme des familles dans la ballroom culture, avec des parents à leur tête. C’était une période où mon rapport à la danse hip-hop, aux hommes, à ma place en tant que femme dans la culture hip-hop était un peu chamboulé, et je me posais beaucoup de questions… Et j’ai rencontré Archie Burnett, Grand Father de la House of Ninja, celui qui allait devenir mon Father spirituel, comme pour beaucoup à l'époque en Europe. Il était là pour donner un workshop de waacking et de voguing, et tout s’est aligné !
Déjà, je connaissais toute la playlist, j’ai compris ce que mes potes qui étaient allés à New York et notamment à la Body and Soul voulaient dire quand ils me racontaient que les personnes dansaient comme dans un fashion show avec des poses de magazine… J’ai surtout compris qu’en tant que femme de 30 ans pas du tout hétéro-patriarcalo-normée, ces danses allaient me permettre de me réapproprier ma féminité et mes possibilités d’expression comme je l’entendais, et non pas comme la société l’attendait de moi. J’avais 14 ans quand Madonna a sorti Vogue, une époque où on attendait les vidéoclips en tailleur devant nos téléviseurs ; j’ai grandi avec Prince, Janet et Michael, Whitney Houston, Chaka Khan sans YouTube… Bref, tout s’est aligné !!
Puis il y a eu aussi le Rendez-Vous, organisé par les fantastiques Rose, Sandrine Sainte-Croix et Lilkiss, un contest mêlant vogue et waack, les jams organisés par Lei the Night, les premiers balls… J’avais découvert une grande liberté avec le hip-hop : par exemple, j’étais grosse et acceptée comme j’étais, contrairement à mes premiers pas dans la danse. Mais la culture ballroom et le waacking m’ont donné la possibilité d'être qui j’étais, un peu comme des grandes sœurs rencontrées sur le tard, où l’on comprend enfin le puzzle de sa vie. Force est de constater que, comme beaucoup de cultures nées des discriminations et de l'invisibilisation des minorités, elles sont bien plus accueillantes et bienveillantes que certains espaces privilégiés. J’ai rencontré des personnes fantastiques au fil des années, et je suis heureuse d’y être accueillie.
Ma rencontre avec ces cultures correspond à mon entrée dans une association LGBTQIA+ pour donner des cours de danse, qui étaient initialement des cours de modern jazz. J’ai fait un essai d’un mois, je suis restée sept ans !

Depuis 2012, tu es en charge des Dance Classes et des Dance Contests à La Mona. Comment ce projet a-t-il pris forme puis évolué, de ses débuts pleins d’effervescence à sa forme actuelle ?
Oula, je vais essayer d'être synthétique ! J’ai rencontré Nick V au Worldwide Festival en 2010, on dansait avec des amis communs sur le set de Laurent Garnier, il m’a dit "waouh tu vogues ??" J’ai répondu "waouh tu sais ce que c’est que voguer ??!!" Rencontre d’un DJ fan de danse et d’une danseuse fan de musique en somme. On a échangé sur la présence des danseur·euses en club, sur comment réhabiliter la danse et ne pas attendre 2h du matin pour avoir du monde sur le dancefloor. Il m’a expliqué qu’il voulait mettre quelque chose en place, chose qui a débuté avec Groove Shakra. J'ai été invitée à donner la danceclass encore timide de l’anniversaire des 4 ans de La Mona, encore à La Java, c’était super cool.
Nick m’a alors proposé d’être en charge des danceclasses, alors j’ai commencé en bookant des profs que je connaissais et qui avaient un sens du clubbing et du partage. L’exercice étant particulier puisque l’on donne la classe sur le mix du DJ sans l’interrompre et sans imposer ses propres musiques. Je pense que cette notion est toujours présente aujourd’hui, même si je ne connais pas toujours les invité·es personnellement comme c’était le cas à l’époque. C’était très fun, la volonté était vraiment que le DJ qui ouvrait la soirée ne joue pas que pour les murs et les personnes au bar, et qu’à l'ouverture plus officielle du club à 23h, il y ait déjà de l’ambiance et du monde sur le dancefloor. On voulait dédramatiser la présence de la danse et démontrer qu’elle pouvait être là sans consommer une tonne de substances.

Et un jour, Nick m’a appelée, sachant que j’étais à fond dans mes disciplines qui commençaient à se mettre plus concrètement en place à Paris avec le travail de Lasseindra. Il voulait faire un contest de danse… Malgré les difficultés et notre manque d’expérience, on l’a fait !!! On peut le dire aujourd’hui, c’était un peu n’importe quoi, un bricolage qui ressemblait vaguement à une Kiki function, mais les filles qui sont venues étaient super contentes qu’on ait proposé un espace d’expression. C’est d’ailleurs Keiona qui avait gagné la première édition.
Alors j’ai continué à creuser et à brainstormer avec la team jusqu’à trouver la version que l’on propose aujourd’hui et depuis plusieurs années maintenant : le Mona Dance Contest, composé des catégories Runway et Vogue Performance issues de la Ballroom Culture, mais aussi Waacking et Express Yourself, une catégorie où les performers doivent raconter une histoire sans être contraint·es par une discipline en particulier. Le son est inconnu en avance, c’est la surprise ! Avant, j’écrivais les catégories en respectant un thème, comme pour les Balls, mais c’est quelque chose que l’on ne fait plus, car premièrement c’est très propre à la Ballroom Culture, et cela permet un peu plus de spontanéité et de liberté, et ça, c’est très Mona.
Aujourd’hui, les danceclasses et les contests sont un véritable rendez-vous. Les personnes invitées ont une renommée importante, je varie entre les différents styles de la culture clubbing, la classe mêle novices et danseur·euses plus averti·es qui veulent découvrir d’autres techniques. C’est génial de voir les personnes pratiquer dans un coin de club toute la soirée après la classe, le prof rester saigner le dancefloor accompagné·e de potes et des participant·es à la classe. Les DJs apprécient beaucoup aussi, car après tout, c’est leur fonction initiale de nous faire danser en partageant leurs coups de cœur musicaux. Une des classes les plus folles a été celle avec Archie, à 22h on avait l’impression qu’il était 2h du matin !

Quant aux contests, on s’amuse vraiment beaucoup, c’est dingue d’avoir un concours de danse pour ouvrir une soirée. Les personnes qui participent ont ainsi l'occasion de pratiquer en vue de battles plus importants. Comme il y a beaucoup plus d’événements Ballroom maintenant, on propose aussi un contest 100 % Waacking qui est toujours blindé. J’hoste et organise le contest, mais j’adore inviter Matyouz, MC incontournable de la Ballroom Scene parisienne, c’est la cerise sur le gâteau. Je veille également à avoir un jury cohérent et attractif, Nick booke un DJ de la Ballroom pour l’occasion, et tout cela nous permet d’avoir un contest propre à La Mona, fun et qualitatif.


Tu es maintenant basée à Tours, où tu continues à être active dans la danse. As-tu trouvé là-bas une dynamique similaire à celle de Paris ?
Similaire, non. La dynamique des capitales ou des grandes villes est singulière, particulièrement dans ces cultures qui ne sont pas mainstream et où l’on essaie de les protéger pour qu’elles ne soient pas trop récupérées. Du fait d’être dans une House internationale, dont le chapitre européen est basé à Berlin, je voyage pas mal et depuis longtemps, puisqu’au début, dans la House of Melody, qui était la forme originale de la House of Saint Laurent Europe et première House allemande, j’étais la seule non-allemande.
Maintenant, le chapitre s’est développé, donc c’est différent : Marseille, Zürich, Lisbonne, Marseille, Paris, Kortrijk... On a un ancien membre de Berlin qui est retourné vivre à Mexico et on entretient un lien très fort avec le chapitre brésilien créé sous l’impulsion d’Ivy, Mother Switzerland. Évidemment, on est également très lié à notre famille américaine, où il existe plusieurs chapitres.
Du fait d'avoir été là depuis le début, puisque je connaissais Georgina lorsqu’elle a créé la House en 2012, et même à Paris où j’ai vu la scène se construire pas à pas, j'aime toujours l’idée de développer et créer des ponts entre les villes, les pays et les disciplines. Ici, j’organise une soirée qui s’appelle Take the Floor, c’est une soirée où la danse est remise à l’honneur, où les DJs sont au service de la danse et pas l’inverse : il y a des shows, des jams, du dancefloor, et j’ai toujours un·e invité·e en particulier en sus de mon collectif La Tigre, collectif de performeur·euses danse et drag.
La première a eu lieu en 2019, à l’occasion de la présence de Georgina, Archie, Phax et Rotha, deux légendes de la danse hip-hop. On était réunis à l’occasion du Défipayette, je crois, incroyable événement que j’ai eu la chance d’hoster, et je me suis dit que je ne pouvais pas avoir autant de talent dans ma ville et ne pas faire quelque chose avec eux !! Les DJ résident·e·s sont DJ Oshun, Manu GL8, Stupid Dog et j’ai pu inviter Hausvrau Saint Laurent et Missy.
J’ai également organisé un Ball en 2022, à la mairie de Tours, c’était assez dingue. Les Balls sont des compétitions de la Ballroom, où il y a beaucoup de catégories, la performance Voguing n’étant qu’une partie de ces catégories ; il y a des catégories Fashion, Realness, Body, Face… C’est une véritable célébration des identités des minorités invisibilisées qui ont créé cette culture, puisque ce sont les femmes trans afro-latino-américaines qui l’ont créée.
J’avais des invité·es internationaux et prestigieux puisqu’il y avait Lasseindra, Keiona, Mother Reedha, qui a fondé la première House française, la House of Owens, initialement House of Ladurée, Khylee Ninja, Wolkoff Comme des Garçons, bien sûr Georgina aka Mother Leo Saint Laurent et Archie, DJ Missy aux platines, Paris Ballroom TV pour immortaliser l’événement. J’étais hyper heureuse de pouvoir partager cela à Tours.

La communauté LGBTQIA+ est assez importante ici, et jeune. C’était chouette de leur proposer un événement sur place, car c’est quand même l’inconvénient de la province : la proposition culturelle n’est forcément pas aussi importante. Alors dès que je peux proposer quelque chose ou mettre mon grain de sel quelque part, je le fais !
Je collabore également étroitement avec le collectif Les Îlots Électroniques, qui propose des événements House et Techno en extérieur de jour, gratuits l’été, et une fête d’anniversaire en intérieur l’hiver. Cette année, on a célébré les 10 ans, donc on a fait 10 événements, c’était la folie ! L’année précédente, j’ai eu une carte blanche sur une édition extérieure, j’ai invité Nick et Pal Joey pour l’occasion, La Mona à Tours un peu, c’était canon.
Tu es danseuse, mais ta culture musicale est impressionnante, au point de rivaliser avec certain.e.s DJs. Comment expliques-tu cette connexion musicale ?
Ahah, c’est sympa ce compliment ! Je ne sais pas si je rivalise avec les DJs, mais c’est vrai que je suis assez mélomane. Je ne fais pas partie de ces danseur·euses qui peuvent danser sur le bruit des feuilles ou le silence ! C’est d’ailleurs certainement pour cela que j’aime autant le Waacking, qui est une véritable interprétation du son performé, et que j’adore la catégorie “Express Yourself” du Mona Dance Contest. Par exemple, je connaissais Kiddy Smile comme producteur avant de le voir danser ; c’est plus commun aujourd’hui vu sa carrière, mais en 2012, quand il a sorti “Worthy of Your Love”, un peu moins ! Le clip est super cool d’ailleurs, avec déjà du Vogue et du Waack avec Lasseindra, Zack, entre autres. On le fait moins, mais parfois Nick me demande des références pour la catégorie.
Dans les mille vies que j’ai eues, en 1997, j’ai aidé à la création et travaillé dans le DJ shop du mec avec qui j’étais à l’époque, Tek Off, un des premiers et rares DJ shops à Tours avec Club News. J’étais fan de Drum and Bass quand on s’est rencontrés, et au fil des années, j’ai découvert l’univers de la Techno et de la House. On organisait des événements plus ou moins grands, c’était la période très fun des raves parties, et j’ai été piquée. On traversait la France pour aller dans des soirées où il mixait ou juste pour participer, des festivals de ouf comme Borealis, Guy l’Éclair, les D-mentions ... Je faisais des allers-retours au Rex pour les Automatik, je rentrais au petit matin, j’allais bosser directement… Quand j’ai commencé à travailler avec lui, il était normal que je connaisse un minimum mon sujet, et puis on allait chercher des disques à Paris. Ça me saoulait d’aller faire du shopping ou rester à ne rien faire pendant qu’il diggait chez Techno Import, Rough Trade ou BPM, alors je me suis mise à faire la même chose… J’ai toujours eu un peu ce truc où, quand je découvre un style, il faut que je le saigne. Je pense clairement que je n’aurai pas assez de cette vie pour découvrir toute la musique qui m’intéresse, il y en a beaucoup trop, et malheureusement, comme dans plein de domaines, ce ne sont pas forcément les plus célèbres qui sont les meilleurs…

En ce qui concerne la Ballroom music, c’est mon ami et mentor, Vjuan Allure, parrain de la House of Saint Laurent Europe, à qui l’on doit énormément, puisque c’est lui qui a donné l’impulsion pour que l’on devienne Saint Laurent, qui m’a transmis son savoir intarissable… Je me souviens d’un des premiers Balls que l’on a organisés à Berlin : je lui ai demandé quelques sons, il m’a rempli deux clés de 1 Go avec lesquelles il est revenu deux heures plus tard, désolé de ne pas avoir pu mettre plus… Il était super généreux, à partager sa musique au lieu de la garder pour lui. Il était venu jouer à la Mona, j’étais si fière et heureuse de partager cela avec le public ! Sans lui, ce n’est plus pareil, mais les principaux acteurs de son label Elite Beatz, comme Ultraa Energi ou Funkyloffe, font un excellent travail d’héritage, et Mike Q et son label Qween Beat sont ses dignes successeurs.

Aujourd’hui, je suis beaucoup moins à la page, je suis larguée sur les labels et les nouveautés, mais j’ai Shazam et j’écoute toujours David Blot, même si je n’écoute plus trop Nova. Et je n’arrive pas à passer de l’autre côté… J’admire les danseurs qui se mettent à mixer, ils sont plusieurs à assurer grave comme Tijo Aimé, RZO, Yugson, Ma’Bish, Djasra Leggo, Sofia… Peut-être un jour !!!
Et enfin, peux-tu nous donner trois morceaux qui illustrent l’énergie de ta Dance Class à La Mona ?
Non mais 3 c’est tellement dur !!! Il y a une tonne de classiques que j’ai envie de citer !!
Barbara Tucker ”Beautiful People” Strictly Rhythm (1994) : un classique, un hymne de positivité, mon époque chérie.
Cajmere feat Dajae “Brighter Days” Casual Records (1992) : Cajmere, aka Green Velvet et tellement d’autres, le caméléon de la musique électronique impossible à mettre dans une boite ! La version avec l’intro d’une minute de la sublime voix de Dajaé of course !
Vjuan Allure “Bandit” Alma Mater Records fka Hot Mom USA (2013) : ce titre me met dans un état second, c’est un Beat considéré Vogue Fem, mais il est tellement fat, c’est viscéral, et familial.
Bonus :
Beautiful People “I got the rhythm” Label Cabaret (1991) : Un titre de Pal Joey que j’adore, et parce qu’il n’a pas fait que Hot Music que j’adore aussi !
Masters at Work feat India “To be in love” - MAW records (1999) : Ce n’est pas le plus simple à performer en Pop Dip and Spin mais c’est l’un de mes favs tracks ever. Little Louis Vega et Kenny Dope Gonzalez à l’instar de Franckie Knuckles ou David Morales m’ont apporté beaucoup.