Queen Ci : de la Martinique à Londres, entre héritage créole, culture club et fierté revendiquée

Club Culture

Avec un parcours marqué par les vibrations des Antilles et l’effervescence de Londres, Queen Ci, DJ et productrice, fusionne son héritage créole avec l’énergie du dancefloor. Portée par une quête de liberté sonore et d’inclusivité, elle célèbre les musiques afro-caribéennes autant que les cultures queer qui ont façonné la house. Fondatrice de Creology, elle défend une vision audacieuse et sans frontières de la fête, où les genres, les identités et les rythmes se croisent et se réinventent. En amont de la Mona Samedi 8 février 2025, où elle ouvrira la House room, elle a répondu à quelques unes de nos questions et concocté une belle playlist à écouter tout en bas de l'article.

Peux-tu nous parler un peu de ton parcours dans la musique ? Quelles ont été tes premières influences et comment elles ont façonné ton style ?

Mon lien avec la musique a débuté dès l'enfance grâce à une famille de mélomanes : mon père, des tantes, des oncles, cousins et cousines, qui collectionnaient beaucoup de genres musicaux différents. Les fêtes familiales ont joué un rôle essentiel dans mon amour pour la musique, j’ai très vite aimé faire la fête, parce que l’ingrédient principal qui était  “la bonne musique”, mettait tout le monde d’accord, les adultes comme les plus jeunes. J'ai grandi en Martinique où le brassage culturel et musical était déjà très fort, très dense donc très riche.

La Caraïbe est un carrefour du monde, et notre musique n'a jamais cessé de s'enrichir des influences de toutes les ethnies qui la composent : l'Afrique, l'Europe, l'Amérique latine etc… Quand on est caribéen (de ma génération en tout cas), on a forcément été bercé par le Bèlè, le gwoka, la salsa, le konpa, le jazz, la soul, la funk, le disco, la variété internationale et j'en passe. Ce qui est encore plus époustouflant c'est que nos musiques locales sont naturellement imprégnées de toutes ces sonorités du monde : la biguine, le zouk, le konpa, la kadans résultent de ces fusions. Chez moi on passait naturellement de Herbie Hancock à Eugène Mona, sans oublier Kassav’, DP Express ou Steel Pulse.

À l'adolescence, c'est l'influence des États-Unis qui a joué un rôle prédominant dans ma culture musicale, avec le Hip Hop et la New Jack, la Nu-soul et la House. En grandissant, toutes ces musiques se sont mélangées à l'héritage familial existant et ont continué de m'inspirer. C’est en quittant la Martinique, que je me suis rendue compte que j’héritais déjà d’un sacré patrimoine.

J’ai eu envie de faire quelque chose de cette passion, sans trop savoir quoi. Je ne jouais d'aucun instrument, je n'avais aucun talent particulier, à part celui d'aimer la musique. J'y suis allée par étape, j'ai d'abord décidé d'étudier et de me former à la technique du son, puis j'ai pris des cours de basse, j'ai été la bassiste d’un groupe,  j'ai commencé à produire des tracks qui sont restées des années dans un disque dur (lol). Et quelques années plus tard, je m'achetais des platines. L'aventure du djing a commencé, et de fil en aiguille, à force de mash-ups improbables, je me suis remise à produire une musique qui synthétise mon amour pour le dancefloor, la house et ses dérivés et l'amour de mon héritage musical créole .

Tu as vécu à Londres, une ville qui semble avoir laissé une empreinte forte dans tes inspirations musicales. Comment cette expérience britannique a-t-elle enrichi ton univers artistique ? Peux-tu nous partager un ou deux morceaux, lieux ou DJs londoniens qui t’ont particulièrement marqué(e) ?

Vivre en Angleterre a été une révélation ! J’y ai vécu à une période où cette ville était en ébullition, des multitudes de sous-cultures faisaient leur apparition et particulièrement dans la musique : Jungle, Drum&Bass, Broken Beat, Acid Jazz, Acid house, House & Garage, 2 step, qu’on appelait aussi speed garage, etc… J'étais déjà conquise dès la Martinique par l’Acid jazz, la House et la Jungle, mais arrivée en Angleterre, j’ai été particulièrement touchée par la drum & bass de Roni Size. Ses productions mélangeaient déjà à l’époque, toute la culture sonore des sound systems jamaïcains aux lyrics ragga au jazz. Je trouvais ça rafraîchissant, l’ancien et le nouveau étaient en harmonie, ça sonnait comme une évidence. Ses tracks font encore partie de mes sets d’ailleurs.

En découvrant la culture Uk garage/2 step le titre de Roy Davis Jr ft. Peven Everett - Gabriel a été une claque sonore, (ce titre a bientôt 30 ans  c’est fou!). Evidemment, Zed Bias, Mj cole et Artful Dodger font partie de ceux qui m’ont fait vibrer aussi, surtout dans les clubs et soirées de l’époque. Londres c’était vertigineux pour ceux qui aimaient découvrir la musique mais aussi la culture.

 

L'Angleterre a été ma première rencontre (personnelle) avec une variété incroyable de musiques électroniques. La scène musicale anglaise reste encore une grande source d’inspiration musicale pour moi, dans plein de styles différents, c’est toujours l'effervescence.

Je me suis retrouvée un jour à Brixton dans une soirée très underground où tous ces styles se mélangeaient et d'un coup, "out of nowhere" j'entends un son de chez moi : du zouk ( Éric Virgal) en plein mix electro c'était dingue ! L'Angleterre m'a permis d’affirmer une fois de plus, que "le brassage et la diversité”, sont les fondements d’une fête réussie ! C'est avec cette expérience que je me suis mise au mix quelques années plus tard, avec l'envie de faire revivre l'expérience à d'autres, qu'ils ou elles puissent se dire "oui ici c'est comme à la maison", d'une certaine manière.

Cette richesse culturelle t’a amenée à fonder Creology, un événement qui mélange tes influences musicales tout en célébrant la diversité, le métissage, l’héritage et le futurisme. Depuis quand ce projet existe-t-il ? Et s’il y avait un message central à transmettre à travers Creology, quel serait-il ?

Si je devais résumer l'essence de Creology, je dirais que c'est un manifeste pour la liberté culturelle et musicale et la liberté d’être soi quand on fait la fête, c’est fondamental dans la vie de tous les jours, mais ça l’est encore plus sur un dancefloor je pense. Né en septembre 2021 ce projet est une réponse directe à la segmentation stérile de la scène nocturne parisienne (mais pas que), heureusement il y a encore quelques résistants et La Mona en fait partie.

Je voyais une ville où les gens restaient enfermés dans leurs bulles musicales, fréquentant toujours les mêmes lieux, écoutant toujours les mêmes sons, comme si des murs invisibles séparaient les différentes communautés. Cette ségrégation culturelle n'était pas explicite, mais elle était bien réelle, entretenue par une programmation musicale qui manquait d'audace et de diversité. Même dans les lieux lgbtq+ cette ségrégation était palpable, triste non ? En peu de temps même les bars et clubs queer avaient perdu en curiosité musicale, ce qui faisait leur renommée à une époque.

Le message central de Creology est donc une invitation à briser ces barrières artificielles. C'est un appel à créer des espaces où les genres musicaux se mélangent librement, où les publics du music lovers divers, queer et non queer se rencontrent naturellement, où la curiosité musicale l'emporte sur les habitudes. Dans un Paris qui se targue d'être une capitale culturelle mondiale, Creology cherche à transformer cette promesse en réalité concrète, en créant des moments où la diversité n'est pas juste un mot à la mode, mais une expérience vécue à travers la musique et la danse.

C'est un projet qui dit : la musique ne devrait pas être un outil de séparation, mais un pont entre les cultures, les communautés et les individus. C'est une invitation à sortir de sa zone de confort musical et à découvrir que la richesse se trouve précisément dans ce mélange, dans cette liberté de naviguer entre les genres et les styles sans préjugés.

Lancer ces évènements a été aussi le fruit d’une réflexion sur la façon dont sont perçues les cultures et les musiques créoles encore aujourd’hui. C’était frappant de constater que ces cultures ne semblent être reconnues que lorsqu'elles sont étiquetées comme 'exotiques' ou 'tropicales' par des personnes complètement étrangères à ces cultures et même par des personnes issues de ces cultures, c’est étrange non? 

En réalité, réduire des cultures à ces qualificatifs révèle surtout d’un regard conditionné par l'histoire coloniale européenne. C'est comme si nous ne pouvions apprécier ces cultures qu'en les plaçant dans une catégorie à part, comme des curiosités divertissantes que l'on peut ranger quand on en a assez.

Quasiment tous les genres musicaux cités plus haut, s’ils ne sont pas juste issus de la culture noire, sont des musiques issues des cultures créoles. Si on regarde objectivement la réalité du monde contemporain, les cultures créoles ne sont pas des sous-cultures ou des variantes exotiques de la culture occidentale. Ce sont des civilisations à part entière qui, bien que nées dans des circonstances historiques douloureuses, représentent aujourd'hui l'avant-garde de la “mondialisation” culturelle  et ce depuis des décennies maintenant. Dans  l’expression “mondialisation culturelle”, l’on  pourrait remplacer  le mot  “mondialisation” par le mot “créolisation”.

Les cultures créoles sont en fait, un modèle de ce que devient notre monde (si on se débarrasse de tout rapport de domination) : un espace où différentes traditions se rencontrent et se transforment pour créer quelque chose de nouveau. Ce ne sont pas des cultures 'métissées' au sens folklorique du terme, mais bien des laboratoires vivants de la modernité culturelle.

Alors qu’on cherche peut-être encore à les catégoriser comme des cultures 'autres' ou 'différentes', elles sont en réalité en train de définir les nouvelles normes culturelles occidentales, voire mondiales.

Tes productions House intègrent des sonorités caribéennes qui apportent une vraie singularité à ton univers musical. Comment arrives-tu à réinventer ces influences dans un contexte électronique moderne tout en respectant leur authenticité ? Y a-t-il un morceau ou une production dont tu es particulièrement fière qui illustre bien cette démarche ?

Je pense que c’est en me plongeant en permanence dans mon héritage musical et en redécouvrant l’histoire de certains artistes ou de certains styles que me viennent les idées d’explorations. 

"L'Ep 'Créole Lightening Vol.1' représente parfaitement cette fusion organique entre la house music que j’adore et les sonorités caribéennes. La particularité de cette approche réside dans la façon dont les éléments ne sont pas simplement superposés, mais véritablement entrelacés.

Si on prend le titre 'Misié Michel’, l’idée était de préserver l'essence du rythme de la batterie biguine non pas comme un simple sample décoratif, mais comme la colonne vertébrale du morceau. Les percussions traditionnelles dialoguent naturellement avec les beats électroniques, créant une conversation plutôt qu'une simple superposition. La production ne 'modernise' pas artificiellement ces sonorités - elle crée plutôt un espace où traditions et modernité coexistent respectueusement. C'était important par exemple que la voix et le chant de Moune de Rivel fassent partie intégrante du morceau et soit reconnaissable et audible, l’inspiration c’est elle et pas juste le traitement que j’en fais derrière. L'idée est de maintenir cet équilibre là. Un peu comme nous le faisons à Creology, en fait !

L'EP établit un dialogue puissant entre passé et présent, particulièrement à travers le morceau 'Misié Michel'. Ce titre, qui reprend l'interprétation de Moune De Rivel, est un pont temporel qui résonne étonnamment avec l'actualité martiniquaise.

La source originale, 'La grève barré moin', composée et interprétée par Léona Gabriel en 1931, documente une page cruciale de l'histoire sociale martiniquaise : les révoltes des ouvriers agricoles de 1900. Ces travailleurs réclamaient une augmentation de salaire de 2 francs, une demande rejetée par un certain Monsieur Michel. 

Cette grève et son massacre le 08 février, furent l’objet d’une vague d’indignation en France, à commencer par celle de Jean Jaurès, qui en fit à la Chambre des députés, le symbole de la brutalité coloniale. L'histoire a pris une dimension encore plus saisissante, quand j’ai découvert que ce 'Misié Michel' était Michel Hayot, un colon dont les descendants (actuels) maintiennent et entretiennent encore aujourd'hui une domination économique significative aux Antilles et à La Réunion.

La fusion entre les rythmes traditionnels antillais et la house music est une convergence naturelle de deux héritages de résistance culturelle. La house music, née dans les clubs underground de Chicago, Detroit ou de New York, était elle-même une forme d'expression et d'émancipation pour les communautés marginalisées, afros, latinos LGBTQ+. De même, les musiques traditionnelles antillaises ont toujours porté en elles, l'histoire des luttes et de la résistance face à l'oppression coloniale.

Faire dialoguer ces deux cultures, c'est reconnaître leurs racines communes dans la résistance et la liberté d'exister. C'est créer un nouveau langage musical qui honore à la fois, l'héritage des clubs clandestins, underground de Chicago, New York ou Detroit, et celui des soirées bèlè, lewoz ou des paillotes, en Martinique, en Guadeloupe, par exemple. La musique dans les cultures créoles a toujours été un outil de rassemblement, de résistance et de célébration de notre dignité. En cela la House fait entièrement partie de mon héritage, en tant que femme, noire et queer.

L’autre aspect, et non des moindres de ces deux cultures, c’est qu’elles se racontent et se vivent également à travers la danse, c’est tout un univers artistique et créatif !

Quoi de mieux qu’une playlist spécialement concoctée par toi pour plonger dans ton univers avant la soirée ? parmi eux, quels titres comptes-tu absolument jouer à La Mona pour nous faire vibrer ?

Avec plaisir! Elle raconte un peu mon histoire familiale, et celle de mes propres rencontres, voyages, expériences et recherches de pépites festives!

Mon univers en quelques tracks et dans le désordre:

  • Roni Size -  It’s a jazz thing
  • Kassav’ - Soucougnan
  • Herbie Hancock - Doin’ it
  • DP Express - David
  • Roy Davis Jr, Peven Everett - Gabriel
  • Stephen Encinas - Lypso Illusion
  • Queen Ci - Happy being me
  • Eugène  Mona - Angoulousse ce lan mo
  • Moune De Rivel - La grève barré moin
  • Typical Combo - Piensalo Bien
  • Meshell Ndegeocello - I’m diggin’you
  • Charlotte Adigéry - Paténipat
  • Nuyorican Soul - Maw Latin Blues
  • Eddy Louiss, Steve Forward -  Mazurka cacodou

Les  titres à jouer absolument à la Mona:

  • Bruno Robles - Do It like Dat 
  • Osunlade - cantos a Ochun et Oya
  • Mr G - That’s why we?
  • Dj Tchok - Amazing experience (Demarkus Lewis remix)
  • Oliver Night (feat. BB James) - Make believe
  • Queen Ci - Misié Michel